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Judith Godrèche : « J’ai essayé de retrouver mes mots pour parler de ceux qui abusent de leur emprise »
- Margaux Baralon
- 2023-12-21
[INTERVIEW] L’actrice, révélée dans les années 1990, revient avec une série après des années d’absence. Dans « Icon of French Cinema », diffusée sur Arte, elle joue son propre rôle avec beaucoup d’autodérision. Celle qui a été très tôt sexualisée à l’écran se montre également très féroce avec le monde du cinéma, peuplé d’hommes prompts à abuser de leur pouvoir.
En 2015, vous êtes partie aux États-Unis pour écrire une série pour HBO. Finalement, le projet ne s’est jamais concrétisé. Icon of French cinema, est-ce le prolongement de ce travail ou une revanche ?
Ni l’un ni l’autre. En revanche, j’ai appris à écrire pour la télévision avec HBO. J’ai découvert toutes les possibilités narratives d’une série grâce à eux. C’est ce qui me plaît avec ce format : même s’il faut forcément faire un tri, même si la maturation des personnages qui partent d’un état et arrivent à un autre est très importante, comme au cinéma, il y a la possibilité de partir dans toutes sortes de directions. Ce que je trouvais génial, c’est que je pouvais faire un épisode complètement à part, qui ne rentre pas dans le système, comme l’a fait Lena Dunham dans sa série Girls par exemple. C’est ce que j’ai fait avec mon épisode 5, le seul qui ne suit pas le point de vue de mon personnage et ne se passe pas à Paris mais à Porquerolles [Judith Godrèche, sa fille et son employée partent quelques jours sur l’île et y rencontrent chacune un homme, ndlr].
Vous jouez votre propre rôle, celui d’une ancienne gloire du cinéma français qui revient à Paris pour se remettre à tourner. Des serveurs se demandent si vous êtes vraiment Judith Godrèche parce qu’ils la croient morte, des passants vous confondent avec Juliette Binoche. C’est plutôt rare autant d’autodérision en France…
C’est vrai que j’ai l’impression de m’être inscrite dans un humour très anglo-saxon, qui n’est pas tant un humour de situation qu’une capacité à se moquer de soi. D’ailleurs, je me disais que personne ne voudrait de la série en France. À certains moments, je me suis demandé si je n’allais pas trop loin. Il y a quand même une scène d’amour très pathétique et graveleuse, peu valorisante pour mon personnage, et puis je me glisse dans le costume d’un hamster géant… Mais Arte m’a encouragée à aller au bout de ma fantaisie.
Cette fantaisie est aussi visuelle, avec des ambiances très différentes entre d’un côté l’histoire de Judith Godrèche adulte qui cherche un rôle et de l’autre les flashbacks d’elle enfant, qui joue dans ses premiers films. Comment les avez-vous élaborées ?
Ce qui m’intéressait, c’était de filmer Paris avec le regard presque touristique de cette Française qui y revient après 10 ans à l’étranger. Je voulais garder cette espèce de brillance, de joie dans les images et les couleurs. À l’inverse, il fallait que tout ce qui se déroule dans le passé soit beaucoup moins ludique. J’ai aussi beaucoup travaillé en musique sur le tournage. Je me promenais avec une enceinte. La musique provoque une émotion immédiate, viscérale et cela a créé une sorte de symbiose entre les acteurs, Tess Barthélémy et Douglas Grauwels, et le chef opérateur, George Lechaptois.
Auriez-vous pu revenir en France pour un projet moins personnel que celui-ci ?
J’aurais pu, si un metteur en scène m’avait proposé un beau rôle intéressant. Mais ce n’est pas arrivé. En revanche, j’avais cette angoisse de me dire que ce temps passé à l’étranger, qui m’a été nécessaire pour me retrouver, cet éloignement de tout, devait porter ses fruits. Je voulais que ce départ, cette déconstruction d’un statut, cette perte, donne lieu à une forme créative. J’aurais été déçue de moi-même de ne pas y arriver.
« J’avais une sorte de trop-plein de mon vécu »
Qu’est-ce que vous avez voulu déconstruire en partant ?
Il fallait que je me déleste de tout ce qui m’avait construite, du regard des autres, de la familiarité du milieu du cinéma et de ce que je connaissais de moi-même dans ce milieu. Je n’arrivais plus à naviguer dedans. Je n’étais que « la femme de », « l’ex-femme de », « la fille qui joue dans ». Je n’arrivais plus à savoir moi-même qui j’étais, ce dont j’avais envie. J’avais une sorte de trop-plein de mon vécu. Donc j’ai creusé un trou et je suis allée m’y abriter. J’ai trouvé une forme de témérité et de liberté qui ne pouvaient advenir qu’au bout du monde. Je n’aurais jamais écrit cette série si j’étais restée en France. D’ailleurs, j’ai réussi à l’écrire parce que je pensais qu’elle ne se ferait jamais.
Vous avez pris la parole dans les médias pour raconter la relation sous emprise que vous avez vécue avec le réalisateur Benoît Jacquot alors que vous n’aviez que 14 ans et lui 40. On voit dans Icon of French Cinema cette version jeune de vous-même, abandonnée seule dans un monde d’adultes, mais aussi le personnage de votre fille, jouée par votre propre fille, Tess Barthélémy, attirée par un homme plus vieux. Avez-vous fait cette série pour vous réconcilier avec l’ado que vous avez été ou pour la génération suivante ?
Pour toutes les jeunes filles qui, d’une manière ou d’une autre, sont sous l’emprise de quelqu’un ou sur le point de l’être. Parce que je ne me suis pas racontée pour prendre mon envol. J’ai essayé de retrouver mes mots, de m’approcher d’une vérité et de parler de ceux qui abusent de leur emprise, de décrypter ce mécanisme. Mais la solitude de mon personnage enfant dans la série vit toujours en moi. Je ne m’en suis pas émancipée. En en parlant, je commence à faire un pas vers cette jeune fille. Mais cette jeunesse dans le cinéma est tellement enfouie en moi que je suis encore en train d’explorer mes souvenirs, qui me reviennent tous les jours un peu plus. Mais je n’arriverai jamais ni à élucider les choses, ni à me rappeler de tout.
La violence du milieu du cinéma, sa complaisance aussi avec les agresseurs, est un sujet qui revient régulièrement sur le devant de la scène. Est-ce que vous pensez que les choses ont évolué depuis ce que vous avez vécu quand vous étiez jeune ?
Ce qui a changé, et je l’ai découvert sur ma série, c’est la possibilité d’avoir une tierce personne sur le plateau quand on travaille avec de jeunes acteurs. J’ai employé un coordinateur d’intimité dès qu’il y avait des scènes qui pouvaient mettre mal à l’aise. J’ai trouvé ça absolument extraordinaire et bénéfique, non seulement aux jeunes actrices mais à la série. Cela libère le jeu. Ça, c’est une révolution. Mais sur le fonctionnement du système, je ne trouve pas que ça ait changé. Regardez Adèle Haenel qui a expliqué ce qu’elle avait vécue [l’actrice a porté plainte pour agressions sexuelles contre le réalisateur Christophe Ruggia en 2019, ndlr]. Est-ce que ça a provoqué une prise de conscience ? Non. Les metteurs en scène qui ont été avec des filles de 14 ans sont en train de réaliser des films [Benoît Jacquot tourne actuellement Belle, avec Charlotte Gainsbourg et Guillaume Canet, ndlr]. À moins d’avoir raté une information, je ne sais pas où est la prise de conscience.
Pour voir la série sur Arte, cliquez ici.
Images : © David Koskas/Arte